lundi 17 février 2014

“Fear and Loathing in Las Vegas : récit subversif et subversion du récit”


 

 Lors de sa sortie en 1998, Las Vegas Parano de Terry Gillian, présenté au festival de Cannes, reçoit un accueil assez mitigé. Adaptation du roman de Hunter S. Thompson, "Fear & Loathing in las Vegas, a Savage Journey to the Heart of the American Dream", les tribulations tragi-comiques des deux protagonistes sous l'emprise de drogues ressemblent, pour les critiques, à un "délire hallucinatoire sans intérêt" qui "ne suffit pas à faire un film". 
Mais limiter le film à la simple mise en scène d'un long et douloureux trip psychédélique serait extrêmement réducteur. Comme l'indique le sous titre du livre, le but des deux personnages, Raoul Duke, journaliste sportif et alter-ego de Thompson et son avocat Oscar Acosta n'est pas la "défonce" pure, mais la recherche au travers du prisme de la drogue, de l'âme des États-Unis. Confrontés, au début des années 1970 à la fin du rêve américain, ils se lancent à corps perdus  dans une quête perdue d'avance. L'ambiguïté de Duck/Thomson/Gillian, à cheval entre culture hippie (drogues, défiance envers le gouvernement..) et valeurs américaines (droit inaliénable au port d'armes, par exemple) est également celle des États-Unis eux même. La recherche de l'âme de l'Amérique prend la forme d'une quête de soi-même, et inversement.
Si 26 ans séparent le livre du film, on retrouve chez Gillian des problématiques initiés par Thompson. La guerre du Golfe au début des années 90 fait écho à la guerre du Vietnam, avec ce que cela implique dans l'omniprésence de la violence dans les médias, et à la ré actualisation de l'image de la guerre, de l'esthétique du conflit, passant de la jungle au désert.
La première scène du film est caractéristique des mécanismes de narration sur lequel il est construit. En jouant sur les différentes types de diégèses, Gillian cherche à reproduire les effets de la drogue dans la manière dont est construit le récit. La première ligne de dialogue ("On était aux environs de Barstow, on attaquait le désert quand les drogues ont commencé à faire effet") énonce et annonce directement au spectateur que le film, plus qu'un récit, va s'apparenter à une mise en scène du récit même. Ainsi, les mécanismes misent en œuvre par le film servent autant la subversion du récit que la mise en scène de situations subversives. La première scène apparait comme presque démonstrative, en accumulant volontairement à l'excès les différents niveaux de réalités : hallucinations auditives, reflets des chauves-souris dans les lunettes, contraste entre les perceptions des deux protagonistes... L'image qui conclut la scène, le cadavre écrasé d'une chauve-souris en premier plan tandis que les deux comparses poursuivent leur "trip", amène à se questionner sur la notion même de diègèse, de réalité(s) dans le récit. A quoi ressemble une hallucination qu'on ne regarde pas?
 La quête effrénée des deux protagonistes les conduit petit à petit au centre même de Las Vegas, représenté par un cabaret-cirque s'articulant autour d'un manège qui tourne à vide. La prise de conscience de la vacuité et l'absurdité de la quête, mise en exergue par l'ingestion de drogues, est insupportable pour le "Docteur Gonzo", qui cherche à se dérober. le centre névralgique de Las Vegas, selon les termes même de Duke, n'est qu'un vieux carrousel qui tourne sans but. La difficulté avec laquelle Gonzo s'en extrait illustre le magnétisme de las Vegas, qui attire et retient des humains hypnotisés par sa lumière artificielle.
 L'idée de Las Vegas comme spirale qui attire et retient ses proies sous-tend l'intégralité du film. Après avoir réussi une première fois à quitter la ville, les deux comparses se retrouvent forcés d'y retourner. De fait, on constate rapidement que Las Vegas, plutôt que de recéler l'âme des États-unis, n'est qu'un gigantesque piège à insectes (le cabaret-cirque en reprend exactement la forme). L'une des affiches du film, montrant le visage de Duke, déformé par les acides, prendre la forme d'une énorme tête de mouche, est emblématique. Au delà de la peur et de la repugnance, la fascination, assez malsaine, qu'inspire Las vegas devient le moteur du film.
 Si l'image que donne à voir Gillian du Las Vegas de Thomson est très négative, un temple de l'artifice rassemblant des essaims d'âmes littéralement perdus dans une spirale, le ton est plus désabusés que critique. L'incipit du film, « celui qui se transforme en bête se délivre de la douleur d’être un homme. » marque la nécessité, pour appréhender un monde fou, de sombrer soi-même dans la folie. Aller au delà de ses propres limites, physiques et psychologique, revient à tenter de percevoir les limites du monde. Le socratique "connais toi toi-même" est poussé ici jusqu'à l'absurdité.
 le film se termine en laissant une sensation de mélancolie. La revitalisation de l'âme des États-Unis est un échec. Il n'y a plus d'âme à Las Vegas, juste des êtres broyés par un système absurde qui tourne à vide. Et le narrateur n'est "qu'un allumé de plus au royaume des allumés". Le plan final sur le panneau de sortie de Las Vegas et du film résume à lui seul la vacuité de sa quête : « You Are Now Leaving Fear & Loathing. POP : 0 »

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